Dans de nombreuses îles de l’océan Pacifique, on retrouve un même breuvage traditionnel, le kava, qui fait partie des cérémonies traditionnelles, politiques et religieuses. L’histoire de cette région du monde a influencé la fonction du kava vers la question d’identité des habitants de ces îles et du rapport social que les populations ont développé entre elles. Revenons sur ses pratiques…

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Description de la plante et préparation du breuvage :
Le kava, de son nom latin piper methysticum, est un arbuste de la famille du poivrier. Espèce endémique d’Océanie, ses racines, bien plus volumineuses que la plante, sont exploitables et cultivées pour réaliser une boisson aux multiples noms selon la population qui l’utilise : kawakawa aux îles Marquises, ava à Tahiti, kawa à Wallis-et-Futuna, yaqona aux Fidji, etc. Elle a une couleur grisâtre et une odeur qui rappelle la réglisse, avec un goût amer.

Le mode de préparation traditionnel varie d’une île à l’autre. Pour les éléments communs, nous pouvons retenir que chaque racine est débitée en tronçons qui sont ensuite pilés, souvent à l’aide de pilons de corail ou de pierre. Les copeaux sont ensuite mélangés à de l’eau pour en faire une pâte qui va être pressée afin d’en extraire le jus, puis diluée à plusieurs reprises dans diverses coupes de coco.
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Usages traditionnels et rituels :
Une coupe de kava est en général préparée par un homme pour une tierce personne ; rarement pour lui-même. Le buveur est appelé à boire solennellement, tenant la coupe des deux mains. Au Vanuatu, lorsqu’il la repose, il crachote quelques gouttes au nom des ancêtres puis il s’éloigne un peu du groupe pour émettre un bruit, à mi-chemin entre l’éructation et le cri avant de s’asseoir pour attendre les effets.
Rapidement, le rythme cardiaque ralentit, une forme de lucidité apparaît, l’ouïe devient plus fine et un état de bien-être contemplatif s’installe grâce aux propriétés sédatives de la plante. Si certains spécialistes parlent de drogues, d’autres contredisent la théorie en s’appuyant sur le fait que la perception de la réalité n’est pas altérée, le système nerveux reste intact et il n’y a pas d’effet d’accoutumance.

Cette perception accrue des sens est appelée le « chant du kava ». Selon les croyances, l’état de transe ou de rêve procuré apporte au buveur de bonnes dispositions pour communiquer avec les ancêtres. De fait, le kava était à l’origine utilisé dans un but divinatoire et seules quelques personnes y étaient habilitées.
Par ailleurs, le kava était connu pour ses vertus médicinales. Traditionnellement, on lui connaissait un rôle aphrodisiaque, mais aussi une fonction digestive et une certaine efficacité face aux maladies vénériennes. Les études scientifiques récentes ont démontré son efficacité en cas d’angoisse ou de troubles du sommeil et confirmé son rôle face à tout type d’infection urinaire grâce à ses propriétés diurétiques ainsi que ses propriétés antiseptiques et anesthésiques calmant les douleurs telles que l’arthrose.
Enfin, il existe des rituels collectifs autour du kava. Traditionnellement, le kava accompagne les rites initiatiques tels que les événements marquants de la communauté, les naissances, les décès, mais aussi les changements de statut d’un individu. Le kava, partagé par le groupe réuni, achève la cérémonie et officialise le nouveau statut d’une personne, comme une forme de reconnaissance.

La plante venait aussi sceller des alliances entre groupes, par le partage d’une coupe entre deux hommes du même statut entre deux clans, symbolisant l’accord ou l’entente de leurs communautés respectives. Il s’agit aussi, encore aujourd’hui, dans de nombreuses sociétés océaniennes, du présent qu’on fait à un chef ou aux ancêtres.
Au Vanuatu, c’est au sein des nakamal surtout que l’on retrouve l’usage du kava, dans ces lieux de réunion réservés aux hommes où sont abordés, autour d’une coupe de kava partagée, les sujets liés à la vie de la communauté.

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Symbolique :
Le kava semble avoir accompagné les migrations humaines sans pour autant s’étendre dans toutes les îles. Bien que la transmission orale reste mystérieuse quant à l’origine de la plante et varie quelque peu d’une île à l’autre, elle rattache l’apparition de la plante avec un acte de création, qu’il soit humain ou divin.
Les femmes sont généralement exclues de la préparation comme des rituels collectifs. Dans certaines communautés, les jeunes femmes vierges ou ménopausées sont parfois autorisées à participer à la préparation ou aux rituels ; ce qui montre bien, dans un cas comme dans l’autre, la prépondérance de l’aspect créateur féminin.
Le kava est symbole de fertilité et de vie. Le mélange d’eau et de racine correspond, respectivement, aux principes féminin et masculin dont les effets poursuivent la symbolique : la sensation de bien-être associée à une toute-puissance. De même que par sa texture et sa couleur, il est associé à la semence de l’homme ou au lait maternel. Il est ainsi rattaché à des rites de fertilité, tant pour les couples que pour les récoltes.
Plus encore, la racine symbolise la Terre, la matrice et l’eau est l’élément céleste, habitat des puissances divines. Le kava devient ainsi symbole de l’équilibre du monde ; il crée une connexion entre les deux mondes, amenant le buveur à une communion avec les esprits par le biais de l’état de transe.

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Jusqu’à nos jours :
Au XIXe siècle, les missionnaires européens interdirent cette boisson rattachée à des rituels considérés comme païens. Elle fut néanmoins conservée dans certaines îles pour son aspect social, la convivialité du partage du breuvage.
Au Vanuatu, le kava est redevenu populaire grâce à l’exode rural progressif du XXe siècle ; les migrants arrivant avec leurs habitudes traditionnelles qu’ils ont conservées et diffusent au sein des villes.
Dans les années 1970, les coutumes ancestrales se démocratisent et sont remises en avant autour d’un discours anticolonialiste et nationaliste. Le kava revient sur le devant de la scène plus spécifiquement pour soutenir ces revendications identitaires. Ainsi, d’une pratique initiatique, rituelle et codifiée, la prise de kava devient la manifestation de l’opposition du peuple aux colons, une façon de revenir à ses propres traditions.

La plante devient la boisson sociale autour de laquelle la population se rassemble, dans les bars à kava, remplaçant le traditionnel nakamal. De fait, en milieu urbain, le nakamal comme le kava ont perdu une grande partie de leurs fonctions rituelles, mais en ont trouvé d’autres, rassemblant les différentes couches sociales sans hiérarchie ni rituel initiatique, à part celui de la revendication identitaire.
Les années 2000 ont vu la marchandisation de la plante et de la boisson, troquant le pilon et le mortier pour un hachoir mécanique. Le kava s’est exporté à l’international où il est plutôt consommé en gélule ou en poudre, rentrant dans la recette de cocktails ou d’infusions médicinales. On trouve aujourd’hui des bars à kava dans divers pays, tels qu’aux États-Unis. Pour autant, certains pays tels que la France, la Grande-Bretagne ou la Suisse en ont interdit la vente.

De nos jours, dans le Pacifique, un invité se voit accueillir par une coupe de kava, témoin du respect de l’hôte. Aujourd’hui, familles et amis se retrouvent régulièrement autour d’une coupe de kava. Mais le précieux breuvage accompagne encore traditionnellement les événements de la vie de la communauté à Wallis-et-Futuna ou en Micronésie par exemple. Il est ainsi devenu le marqueur de l’évolution de la structure sociale de cette région du monde.
Auteur : Estelle Pautret
Pour aller plus loin :
- BARREAU Jacques, « À propos du Piper methysticum Forster », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 1957, p. 270-273. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/jatba_0021-7662_1957_num_4_5_2399
- CHANTERAUD Annabel, DAVID Gilbert, « Le kava au Vanuatu, des rites ancestraux aux bars à kava de l’urbanité domestiquée : une lecture diachronique », Journal de la Société des Océanistes, n° 133, 2011, p. 267-284. Disponible sur : https://journals.openedition.org/jso/6483
- COUPLAN François, DEBUIGNE Gérard, Le petit Larousse des plantes qui guérissent : 500 plantes et leurs remèdes, Paris, 2013, p. 496-498.
- JUSTER Alexandre, « Histoire d’outre-mer : le Kava, « symbole de l’équilibre du monde » », outremers360, 21 février 2016. Disponible sur : http://outremers360.com/politique/histoire-doutre-mer-le-kava-symbole-de-lequilibre-du-monde/
- LINDSTROM Lamont, « Kava », Océnie.org. Disponible sur : http://www.oceanie.org/graphes/kava.html
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