Le théâtre d’ombres ou karaghiozis en Grèce

Art populaire aux origines obscures, joueurs anonymes et improvisation orale sont les maîtres mots de cette forme vivante de théâtre qui sympathise avec le spectacle de rue. Originaire d’Asie, le théâtre d’ombres s’est étendu jusqu’à la Grèce ou il a pris le nom local de karaghiozis. Très inspiré du karagöz voisin – adaptation turque du théâtre d’ombres venu d’Orient –, il s’est forgé des codes et des atours qui lui sont propres mais desquels on ressent encore les nombreuses influences des traditions orientales.

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Origines :
À l’origine, le théâtre d’ombres était probablement employé dans le cadre de séances d’exorcisme ou de cérémonies religieuses, entretenant un lien avec le monde des morts. De fait, l’ombre possède un rôle rituel et symbolique : elle rend visible l’invisible, connectant l’humain, palpable, et le mort, lointain et absent.

Une légende chinoise raconte que l’empereur Wudi (140-87 av. J.-C.) de la dynastie Han fut désespéré à la mort de sa concubine Ly. Un magicien de sa cour, appelé le Petit Vieillard, trouva un moyen de le divertir en créant une silhouette ressemblant à sa bien-aimée, découpée dans du papier, qu’il fit se mouvoir derrière un rideau éclairé par le clair de lune.

Néanmoins, sans traces écrites, les chercheurs manquent d’informations sur les origines du théâtre d’ombres et débattent pour savoir s’il est véritablement né en Chine ou plutôt en Inde. De fait, si chaque pays a développé ses propres spécificités, l’Inde regroupe, depuis le IIe siècle av. J.-C., les diverses formes de ses pays voisins. On trouve en effet dans le Deccan, région indienne la plus proche de la Chine, les figurines mises en mouvement grâce à des bâtons horizontaux, comme en Chine, en Turquie et en Grèce. De la même manière, dans l’extrême sud de l’Inde, on retrouve les ombres opaques à bâtons verticaux que l’on rencontre plutôt en Asie du sud-est (Indonésie, Thaïlande, etc.). Doit-on y voir le berceau du théâtre d’ombres ou le lieu de réunion d’influences variées ? La question demeure…

Quoi qu’il en soit, le théâtre d’ombres s’est progressivement étendu au Moyen-Orient, accompagnant probablement les invasions mongoles ou peut-être même suivant les routes empruntées par les Tsiganes, originaires du Rajasthan, au nord de l’Inde.

Puis il a continué sa route jusqu’au Proche-Orient, où l’hégémonie de l’Empire ottoman lui a permis une expansion de la Turquie au littoral nord-africain entre le XIVe et le XVIe siècles. Le théâtre d’ombres y incarnait un divertissement apprécié des classes moyennes, souvent représenté au moment des fêtes religieuses ou familiales. Enfin, cet art n’arriva en Europe occidentale qu’au XVIIIe siècle.

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L’esprit et la lettre du karaghiozis :
La légende issue de Turquie raconte que Karagöz, maçon, et Hadzivat, forgeron, étaient deux joyeux lurons qui furent employés pour la construction d’une mosquée par le sultan Ohran. Passant plus de temps à bavarder et à plaisanter, ils retardaient perpétuellement l’avancée du chantier ; ce qui fâcha le sultan qui les fit mettre à mort. Regrettant ensuite son geste, le sultan fut pris de remords. Seul le sage Seyh Kusteri réussit à lui faire dépasser son regret en créant des figurines des deux compères, qu’il anima sur un drap tendu, singeant leurs farces et leurs plaisanteries. En leur hommage, on répéta les scénettes.

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Karagöz et Hadzivat

Issu du karagöz turc, on retrouve dans le théâtre d’ombres grec les deux mêmes protagonistes alors appelés Karaghiozis et Hadziavatis, ainsi que la dimension comique et satirique.

La forme est toujours stricte, se déroulant de la manière suivante : une introduction chantée suivie d’un dialogue introductif, souvent une dispute comique entre Karagöz et Hadzivat qui s’appuie sur des jeux de langage, après quoi se déroule la trame de la scène choisie, enfin un épilogue s’adressant directement au public.

Si les deux compères forment le cœur de chaque intrigue, de nombreux personnages secondaires gravitent autour d’eux, aux origines ethniques et sociales diverses, identifiées par les costumes et leurs manières de s’exprimer.

Sans qu’il s’agisse d’une guerre des classes, le théâtre d’ombres exploite les stéréotypes et chacun en prend pour son grade puisque ce sont les caractéristiques du genre humain qui sont tour à tour moquées dans la tourmente des rebondissements de l’action : orgueil, avarice, vanité, etc. Les pièces reposent ainsi essentiellement sur le comique de situation, les retournements burlesques et les jeux de langage. À l’inverse de la forme, le fond est donc souple, donnant au joueur une marge d’invention personnelle et d’improvisation ainsi qu’une capacité à personnaliser son théâtre.

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Projection de karaghiozis local en Grèce

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Les principes d’usage :
En Grèce, les ombres ne sont pas des ombres à proprement dites, mais plutôt des silhouettes translucides mises devant une lumière qui projette des reflets colorés sur un drap blanc de quatre à six mètres de long. Les figurines utilisées sont mobiles au niveau des bras, parfois de la tête et des jambes. À l’origine réalisées en peau de chameau ou de bœuf, elles sont aujourd’hui en carton peint ou en plastique. Elles sont manipulées par le biais de fines baguettes par le joueur ou montreur (et parfois son assistant) qui se tient derrière le drap.

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Montreur grec manipulant les figurines derrière le drap

Parmi les éléments, on retrouve toujours sur la gauche la cabane de Karaghiozis et sur la droite le palais, ou sérail, du vizir (grec), ou pacha (turc) ; deux points phares puisque les intrigues tournent en général autour des oppositions entre le peuple, symbolisé par la cabane et le pouvoir, représenté par le palais.

Chaque personnage correspond à une silhouette, parfois même à plusieurs dans le cas du héros qui aime se déguiser, mais les éléments du décor aussi ont leur propre figurine ; maison, bateau, arbre, etc. Ceux-ci sont en effet importants puisqu’ils permettent de jouer sur les rapports entre intérieur et extérieur dans l’espace restreint de la scène. Certains montreurs possèdent ainsi jusqu’à une centaine de figurines.

Si en Asie les scènes sont accompagnées de musique issue d’un véritable orchestre, en Grèce, le marionnettiste est souvent seul, improvisant autour de la trame ancestrale, chantant ou donnant à chacun de ses personnages une voix et une attitude, un accent et un niveau de langue propres.

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Instruments de musique de l’orchestre du Wayang Kulit (Indonésie)

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Satire et symbolique :
L’utilisation de l’ombre pousse à la simplification et au grossissement des traits ; sans réalisme, elle favorise la caricature. Ainsi chaque personnage est caractérisé tant dans ses formes, la morale qu’on veut bien lui donner et ses mimiques de langage propres parmi lesquelles l’audace et la liberté sont de mise. Chaque personnage incarne une notion, une idée, un groupe ; souvent celui d’un peuple opprimé dans lequel le public peut se retrouver ; donnant à voir une représentation allégorique et satirique.

Le théâtre d’ombres méditerranéen a progressivement perdu le caractère sacré des origines pour devenir essentiellement un spectacle comique. Pour autant, il a gardé sa vocation d’enseignement apportée par l’ironie, et de là, la satire.

Du répertoire turc, on distingue deux catégories : les mythes et légendes populaires, et les événements reprenant la vie quotidienne du peuple, avec ses préoccupations tournées en dérision. Le théâtre grec a ajouté une troisième catégorie : celle des pièces dites héroïques. De fait, celui-ci ayant pris son essor à une époque tardive, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le répertoire a logiquement subi des modifications pour s’adapter à un contexte plus moderne : l’habillement contemporain et le langage, mais surtout des thèmes adaptés à la tradition grecque, avec ses propres héros tels qu’Alexandre le Grand. Plus politiquement orienté aussi, le théâtre grec fut l’occasion de défendre l’indépendance du pays face à l’Empire ottoman en 1821, puis de satiriser les guerres balkaniques et les deux guerres mondiales.

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Et maintenant :
Pendant une longue période au XXe siècle, le théâtre d’ombres est resté marginal par rapport au folklore face auquel il faisait figure de modernité et d’influence étrangère. Mais c’est finalement la place donnée à la langue et aux dialectes, ses références culturelles et la richesse de ses origines qui puisent dans de nombreuses cultures ancestrales qui lui a valu sa force actuelle et de ressortir de l’ombre.

La transcription des pièces débutée dans les années 1920 est évidemment une source d’informations capitale qui a permis le développement de la recherche universitaire sur ce domaine. Celle-ci favorise la reconnaissance de cet art immatériel au niveau international et, par conséquent, sa sauvegarde dans plusieurs pays. Ainsi, la version indonésienne, appelée le Wayang Kulit, a été proclamée en 2003 « chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité » par l’UNESCO.

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Représentation de Wayang Kulit, Yogyakarta (Indonésie), 2011.

Au-delà de son étude, la tradition reste encore bien vivante aussi bien dans l’ensemble de l’Asie qu’en Grèce. Même s’il est certain que le théâtre d’ombres avait plus de succès avant l’apparition de la télé et de l’ordinateur, il connaît malgré tout un regain de célébrité depuis quelques temps, en faveur d’un public jeune pour la satire mais aussi l’obscénité ont été nuancées, adoucies, développant plus le registre comique. Le karaghiozis, bien qu’ayant perdu une partie de sa force satirique, n’en reste donc pas moins l’une des rares expressions théâtrales populaires de la Méditerranée orientale.

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Musée du karaghiozis à Athènes

Auteur : Estelle Pautret


Pour en savoir plus :

Lieux où voir des pièces :

  • A Athènes, le musée Spatharion du théâtre d’ombres fondé en 1965 par Eugène Spatharis
  • A Paris, le musée Guimet organise parfois des représentations de théâtre d’ombres asiatique (surveiller le programme).

A visionner :

Crédits images : CC by SA

N.B. : Cet article n’a pas la vocation de développer tous les éléments ni toutes les sources du théâtre d’ombres qui est un sujet culturel de grande envergure, par ses nombreuses origines et sa diversité. Les sources sont multiples pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus.

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