Un ours dans la ville de l’Aurore

Sentir le monde, sentir l’Homme, me sentir. Confronter mon rêve au réel et expérimenter une autre manière de vivre, simple et riche.

Je suis seul dans le terminal 2C, en face du quai C86, sur l’écran s’affiche Air India Dehli Chennai. Je pleure.

Je suis rempli d’une densité inexplicable. Comme si mon corps savait déjà… Et que ma tête abdiquait devant tant d’assurance. Quel soulagement de partir enfin et d’être prêt à partir.

Je m’installe en face de la piste de décollage, toute la planète à portée. Dans le reflet de la vitre, je vois ce que je fuis. Le Duty free et la consommation standardisée, dépourvue de sens. Je vois en parallèle mes propres paradoxes dans ce reflet. Le rêve devant, le cauchemar derrière. Mais ce cauchemar me permet d’aller là-bas. Tout là bas, à l’autre bout du monde. Pour seulement 285 euros… curry et bagage hors format compris. C’est quand même beau le pétrole n’est-ce pas ?! Je me demande comment on ferra(it) sans lui.

reflet aéroport

Dans le reflet, derrière, je suis plein de gratitude pour mes parents qui m’ont particulièrement aidé et soutenu cette dernière année. Gratitude aussi pour tous ceux qui ont marché à mes côtés durant cette période glissante. J’ai pu me faire pousser les ailes qui me permettent de décoller si léger aujourd’hui. Les dossiers sont clos. Je n’ai plus rien à défendre ; ni mon rôle d’enfant modèle, ni mon rôle d’ingénieur, ni mon rôle de fanfaron, ni mon rôle d’écolo bobo hippie, ni mon rôle du gars qui fait pas comme tout le monde. Je pars, seul. Dans cet endroit où d’autres gens sont venus comme moi, en abandonnant le confort de leurs habitudes.

Et à travers la vitre, devant, gratitude également pour Yves, mon ami, qui m’accueille à Auroville et qui met tout en place pour que mon intégration soit douce. Je me sens attendu, et même si je reste dans un certain flou, j’ai une confiance aveugle. Je reçois ce beau cadeau.

J’entends : « boarding boarding ! Gate C86 ! » Et zouuuuu

Tout ce qui se passe me dépasse. Deuxième nuit, toujours pas envie de mettre mes draps sur le lit. Comme si je n’en finissais pas d’arriver, et de découvrir encore et encore mon nouveau terrain de jeu.

Je me rends compte à quel point la tâche est ardue de faire rentrer la richesse des expériences dans de petits mots. Comment vous raconter ? Chronologiquement ? Synthétiquement ? Ce serait chiant… Ahhhh ! Mais tellement de choses importantes déjà. Comment vais-je faire ?

D’ailleurs pourquoi cette envie de vouloir tout partager ? Je suis confus.

Ah ça y est, j’ai des frissons, je dois être sur la bonne piste. Je crois que j’ai besoin de vous pour m’autoriser à rentrer dans cette espace où je fais le vide, où les mots peuvent sortir. Je ne chercherai pas à vous raconter ce que j’ai vécu factuellement, mais les réflexions que cela vient créer. C’est donc une lettre très personnelle que je vous adresse. Mais j’ai la certitude que ces choses se partagent. La compréhension se partage. L’amour se partage. Les doutes aussi.

Je me fais ce cadeau. Cela fait longtemps que j’en avais envie. Écrire. Je vous raconte qui je suis et ce que je vois. En vous écrivant, je pose les idées dans la matière. Ça tombe bien, c’est aussi la mission d’Auroville, de ramener la conscience dans l’expérience matérielle, celle de construire une ville.

Matrimandir et ses jardins
Vue aérienne du Matrimandir et de ces jardins : le cœur d’Auroville

Astuce : Auroville = ville de l’Aurore

Je vais quand même vous présenter Auroville, son rêve, son histoire, sa réalité, son mouvement. C’est important pour qu’on arrive à se suivre que je vous fasse une petite présentation du lieu. Je fais le choix de vous donner ma propre vision du lieu. Si vous voulez plus d’infos, vous trouverez facilement des compléments grâce à l’internet mondial.

Je vous mets également une petite conférence de 17 minutes en anglais qui explique ce qu’est Auroville du point de vue d’Auroville. Comme ça vous avez déjà deux angles de vue.

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Il était une fois,

Un indien. Qui s’appellera plus tard Sri Aurobindo. Petit, il est envoyé en Angleterre, où il fait des études brillantes. Il parle français, latin, grec… Il est capable de lire un livre en 30 minutes et de le retenir par cœur. Il est diplômé, il a poussé le mental à fond. Jusqu’au moment où il s’interroge : à quoi bon lire un livre de plus ? à quoi sert tout ce savoir ? C’est comme s’il était arrivé au bout du chemin mental. Il décide ensuite de retourner en Inde et de se mettre au service de ce peuple qu’il ne connaît pas, mais qu’il aime. Il va donc se dévouer entièrement à la révolution indienne. Son approche est originale, il n’en veut pas plus que ça aux colonisateurs anglais, mais il demande au peuple indien de se réveiller, de sortir de sa passivité, de se mettre au service de plus grand que soit et de récupérer sa souveraineté en changeant de mentalité.

Sri AurobindoLa révolution de Sri Aurobindo n’est pas uniquement politique, elle est spirituelle. Dans le même temps qu’il devient un des chefs révolutionnaires, il se plonge dans la sagesse indienne et ses textes sacrés avec autant d’acharnement et de réussite que dans son cursus académique quelques années plus tôt. Si bien qu’en quelques années Sri Aurobindo devient ce qu’on pourrait appeler un Yogi. La méditation et le silence mental n’ont plus de secret pour lui. Mais là encore, il n’est pas satisfait : se concentrer toute la journée sur une montagne ? Mais pour quoi faire ? À partir de ce moment-là, Sri Aurobindo a absorbé les deux mondes. Le monde occidental et le monde oriental. Il va alors se consacrer à sa propre œuvre, le Karma Yoga, qui vise à ramener la conscience dans la matière, à faire descendre les énergies du haut vers le bas. Son héritage est énorme, sa façon de vivre et de penser révolutionnaire. Il prépare la transition vers l’homme de demain qui ne sera plus uniquement asservi à son mental. L’humain « supramental ». Il s’installe à Pondichéry pour continuer son travail, jusqu’à la fin de sa vie. Les gens ici disent simplement qu’il a quitté son corps.

À l’autre bout du monde, celle qu’on appellera la Mère, une Française d’origine égyptienne débarque à Pondichéry dans le contexte des colonies. Elle rencontre Sri Aurobindo et c’est le coup de foudre spirituel. Elle viendra s’installer à ses côtés, et l’aidera à ouvrir son enseignement et à créer son ashram. Très vite, elle est reconnue par Sri Aurobindo comme son égal spirituel. Elle a également des disciples et est très aimée et respectée.La Mere

Sri Aurobindo est mort, Mère est vieillissante. Elle rêve d’une ville nouvelle. Une ville qui permettrait à chaque habitant de suivre ce chemin de transformation sans distinction de nation. Cette ville serait une expérience d’Unité humaine. Elle décrit son rêve. Étant très entourée et admirée, le projet prend forme. Il y a 50 ans, cette incroyable expérience commence. Des gens du monde entier amènent une poignée de terre de leur pays et la placent dans une urne au centre d’Auroville lors de la cérémonie d’ouverture. Cette urne est placée à côté d’un Banyan, un arbre incroyable qui représente le centre d’Auroville. La mère écrit la Charte d’Auroville qui constitue le seul cadre fixe du projet. Il est volontairement très large, car dans cette expérience d’unité humaine, il doit y avoir le moins de règles possible. C’est l’anarchie divine. Chacun étant censé pouvoir se relier à ce qui est plus grand que lui (la conscience divine) pour prendre des décisions individuelles et collectives.

Plan - centre Auroville

 


Charte d’Auroville

  1. Auroville n’appartient à personne en particulier. Auroville appartient à toute l’humanité dans son ensemble. Mais pour séjourner à Auroville, il faut être le serviteur volontaire de la Conscience divine.
  1. Auroville sera le lieu de l’éducation perpétuelle, du progrès constant, et d’une jeunesse qui ne vieillit point.
  1. Auroville veut être le pont entre le passé et l’avenir. Profitant de toutes les découvertes extérieures et intérieures, elle veut hardiment s’élancer vers les réalisations futures.
  1. Auroville sera le lieu des recherches matérielles et spirituelles pour donner un corps vivant à une unité humaine concrète.

Creation Auroville

Et c’est parti !!! Des gens du monde entier affluent pour vivre ce rêve. L’architecte de la Mère dessine le plan de la ville en forme de galaxie avec des lignes de force et plein de considérations ésotériques qui me dépassent. Concrètement, Auroville est divisé en quatre zones : une zone résidentielle, une zone culturelle, une zone industrielle et une zone internationale. Au cœur de la ville se trouve une zone de paix qui concentrera la majorité des efforts pendant des dizaines d’années. Ainsi sort de terre le Matrimandir qui a pour but d’offrir aux Aurovilliens un endroit où ils pourront venir se recentrer et trouver leur conscience. Le Matrimandir est un chef-d’œuvre architectural. MatrimandirIl n’est pas un temple religieux à l’effigie de la Mère. La chambre intérieure est toute blanche pour renvoyer le méditant à lui même. La limite n’est pas évidente. Mais toute la démarche d’Auroville est d’effectuer un travail individuel. Ce n’est pas une religion, mais une invitation à faire son propre chemin vers ce qui représente pour nous la Conscience Divine. Il n’est pas impossible d’avoir une religion, mais ce chemin de recherche individuel n’en a, en principe, pas l’usage.

Instant poésie : le touriste inspiré demandera son chemin pour trouver la golden golf ball

Bref ! C’est parti pour 50 ans d’expérience, au programme : construire une ville spiritualisée de 50 000 personnes sur un désert. Aujourd’hui, le désert est une forêt et il y a 3 000 Aurovilliens de 50 nationalités différentes avec une majorité d’Indiens et d’Européens. Plus des centaines de volontaires et des milliers d’Indiens qui travaillent de près ou de loin pour Auroville. On est encore très loin du projet d’urbanisation initial, mais ce qui a été fait est déjà remarquable. Auroville est une expérience en mouvement avec ses forces lumineuses, mais aussi ses ombres.

C’est là que j’atterris pour un an. Moi.

Un p’tit français, privilégié, qui a bien goûté l’éducation occidentale. Après avoir cheminé dans un cursus éducatif sans jamais vraiment faire de choix. Me voilà ingénieur centralien. Les gens et les entreprises ont l’air de trouver ça super. Oui, oui il y a du bon dans ce que j’ai appris, j’en suis conscient, mais quelque chose cloche. Sans trop comprendre, je commence à travailler. Je trouve un métier éthique pour soulager la morale, ingénieur en rénovation énergétique. Mais ça ne m’aide pas beaucoup. Ça ne va pas. Je ne comprends pas encore pourquoi, mais je décide de m’arrêter car rien ne fait sens. J’ai alors beaucoup de chance d’être soutenu par mes parents. Je prends mon temps pour observer le monde, pour me demander qui je suis et surtout qui j’ai envie d’être dans ce monde.

Theo - vache
Jeu : deviner qui est la vache et qui est Théo

Je comprends alors le déni de notre société, qui court droit à sa perte dans une accélération folle. Je comprends mon malaise. Comment pourrais-je avoir envie de mettre des pansements sur une passoire toute ma vie ? Je vois que le navire dans lequel nous sommes est en train de couler. Pas envie d’aller encore grimper en haut du mât pour être le dernier mouillé ou de regarder ailleurs. Je veux descendre, trouver des trucs qui flottent et construire un nouveau bateau moins confortable, plus petit, mais bien plus beau. Un qui filera avec le courant.

Mon mal-être m’a aidé, j’ai écouté le signal. J’ai commencé à chercher. Je me suis intéressé à la collapsologie, approche qui étudie l’effondrement systémique en cours de notre civilisation. J’y ai trouvé la force d’assumer mon choix, et même d’être fier et soulagé de faire un pas de côté. Mais cette sortie du déni m’a plongé dans un grand vide.

J’ai alors ouvert des portes de partout comme un fou. J’ai fait un travail sur mes émotions avec les Nouveaux Guerriers (ManKindProject) et des cercles d’hommes qui m’ont permis de m’exprimer, de sortir ma colère, de me réconcilier avec ma tristesse et de prendre la responsabilité de ma vie, d’arrêter de penser que tout est de la faute des autres. Ils m’ont aussi donné un cadre de confiance, d’amour et de fraternité qui m’a donné la force d’aller plonger dans mes ombres. Je les salue.travail sur soi

En parallèle, j’ai également participé à beaucoup de groupes Tantra. En tant que participant, en tant qu’assistant ou même en tant qu’animateur. Cette pratique permet de se rencontrer à travers la relation à l’autre. Et d’accepter ce qui est présent, si possible dans l’amour. D’expérimenter la beauté et la puissance des choses simples, un regard, un toucher, une rencontre qui nous reconnecte à ce qu’il y a de vivant en nous, à ce qu’il y a de plus grand en nous. Cette pratique permet d’explorer ses ombres en profondeur. C’est comme la vie, mais en accéléré. Cela m’a permis de prendre confiance en moi, de devenir plus authentique et de développer un peu plus de gratitude pour la vie. Du love à ceux qui m’ont accompagné sur ce chemin.

J’ai également fait un stage avec Franck Lopvet. Un drôle de mec qui voit le monde avec son angle à lui et qui bouscule franchement les gens pour les aider à se libérer de leurs conditionnements. Il m’a plongé dans une saine confusion qui m’a évité de m’enfermer dans des croyances ou de compenser en m’attachant à une pratique qui résoudrait tous mes problèmes. Il a cassé mes grandes idées qui me servaient de justifications. Quand on perd ses appuis mentaux, on touche à la dualité de toute chose. Plus rien n’est bien ou mal. La vie est un jeu. Et tout est parfait.

Par-dessus ça, je suis allé faire un stage de Yoga du froid dans les Alpes avec Maurice Daubard. Unmaître Yogi de 90 ans. Je crois que, avec tout ce qui précédait, et avec ce fond dépressif qui me colle à la peau, j’avais besoin de poser une ancre quelque part dans le paysage. Revenir à ce qui fait que je suis vivant. La mort. Le froid c’est un peu ça que ça représente pour moi. C’est la confrontation à l’inconfort de cette existence à travers le corps. S’abandonner pour bousculer ses limites et se sentir terriblement vivant. Maurice m’a appris qu’il y avait un potentiel incroyable en chacun et que l’Amour saupoudré de volonté pouvait accomplir n’importe quoi.

Tout ça, c’est très beau, mais dans la vie, une fois que j’ai pris une douche froide, qu’est-ce que je fais ? J’ai alors suivi un stage de permaculture et de création d’écovillage pour explorer concrètement comment je pouvais vivre autrement. C’était beau. Ce stage m’a donné un espoir. Rencontrer d’autres personnes dans le même mouvement que moi, ça donne grandement envie de se lancer pour de vrai et arrêter de se faire des nœuds au cerveau. L’homme et la nature en harmonie. Serait-ce possible ?

Je me sens encore bien léger pour me lancer dans mon propre projet… J’ai appris à réfléchir, puis à sentir, mais j’ai planté très peu de clous et encore moins de pieds de tomate.

Nous voilà à la fin du chemin ! Je pars donc à Auroville pour apprendre et me confronter à ce travail dans la matière. Apprendre à cultiver, vivre la vie en communauté et les projets collectifs. Tout en contribuant en faisant une chose que j’aime : de la musique dans une école maternelle pour les enfants des villages.

AHHH ! J’oublie quelque chose qui a été très important pour moi ces dernières années, c’est la fanfare ! Eh oui ça à l’air de rien me direz-vous. Mais la célébration, les copains, la musique la légèreté, l’ivresse de la connerie. Ça fait du bien dans ce monde qui tourne carré ! J’embrasse tous mes p’tits fanfarons d’amour. En plus, c’est avec Namaspamus, un projet de fanfare solidaire que je suis passé par hasard à Auroville il y a 3 ans. Il n’y a aucun doute, je dois beaucoup à toutes ces petites et grandes fanfares, j’en reparlerai une autre fois.

Je tiens à préciser que c’est mon chemin, ce n’est pas le bon chemin. On n’est pas obligé de faire tout ce bazar pour vivre en paix. Moi j’ai eu besoin de ça et qui sait ce qui suivra ? J’ai eu envie de le poser là. Cette rétrospective me fait du bien. Et vous comprendrez que je ne suis pas arrivé là complètement par hasard. C’est le fruit d’un chemin. Même si je me laisse porter par le vent.

 

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Pendant les dix jours après mon arrivée, je vais suivre Yves et son ami, qui fait un travail de recherche sur la gouvernance et plus largement sur le fonctionnement d’Auroville. Je vais donc faire ma p’tite souris et écouter toutes ces conversations passionnantes avec une grande palette de points de vue différents qui me permettent d’appréhender la complexité d’Auroville. Occasionnellement, j’ajoute mon grain de sel, mais je sens bien que l’heure est plus à l’écoute de ces témoignages et de ces questions pertinentes sur les limites de fonctionnement, les problèmes, les paradoxes. Je n’ai donc pas une vision toute rose d’Auroville, car nous avons bien remué la poussière. Notre but était de comprendre cette énigme d’Auroville.

Je suis stupéfait et peut-être quelque part rassuré d’observer que tous les travers de notre société sont également présents à Auroville. Ces gens ne sont ni des surhommes, ni des saints, ni même des bouddhas. Simplement des hommes et des femmes désirant vivre de manière plus libre, plus créative, plus consciente. Ce qui engendre simultanément de la beauté et du chaos. Et, il faut l’avouer, Auroville souffre d’une certaine paralysie, d’une certaine lenteur d’exécution. Mon cerveau rationnel d’Occidental trouve bien étonnant qu’Auroville ne chute pas alors même que cette ville est écrasée d’une montagne de problèmes de tout ordre depuis 50 ans. Mais comment ?

Une des pistes, c’est que ces gens sont particulièrement reliés à la lumière, et nombreux sont ceux qui s’appuie sur la grâce, le divin, l’Amour, la conscience, pour avancer au quotidien. Ce qui donne à ce lieu une vibration étonnante où tout finit toujours par s’arranger pour qui est patient. Dans les yeux de ces grands sages que je croise brille le feu des enfants. Ce qui n’empêche pas certains d’être au cœur de dynamiques complexes et de faire preuve d’une grande intelligence dans la relation à l’humain et dans la matière.

Et si c’était trop compliqué à comprendre ? Est-il possible que l’on soit arrivé au bout de l’exercice de la raison ? Le monde rationnel que nous avons bâti nous a-t-il créé des problèmes enfin trop complexes pour être résolus par l’intellect ?

Encore j’écoute.

Dans le miroir des dysfonctionnements d’Auroville se trouvent ceux notre civilisation. Je pressens le gigantesque chaos qui attend l’homme moderne. Je m’incline humblement. Non, je ne sauverai pas le monde que l’on connaît, le problème est trop complexe. En observant ces sachants fous tournicoter, je me dis qu’ils n’y arriveront pas. Ils sont pourtant brillants et je respecte grandement leur passion qui les a menés à avoir une vision si affûtée. Mais même avec le talent, les moyens, le réseau, le mental ne sauvera pas, je pense, le monde déséquilibré qu’il a créé.

Mais alors quoi ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

On fait les choses qui sont justes pour soi. On incarne la vie. On crée de nouveaux courants, dans la destruction de l’ancien ou dans la création du nouveau tout en prenant le temps de vivre. C’est cette idée organique. D’un fonctionnement local, complexe, changeant et incompréhensible globalement. Je vois que ça. C’est pas simple. C’est pas certain. C’est pas efficace. C’est vivant.

Souvent, je me dis, malgré la tristesse du sentiment de fin, que je suis heureux de vivre maintenant, à ce moment de l’évolution de l’humanité, dans ce grand saut dans le vide à chercher le rebond. Ce rebond pourrait bien transformer complètement la conscience et les modes de vie humains.utopie - aventure

Quelle aventure !

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Auroville est en mouvement, elle n’est pas parfaite et elle ne le sera jamais. C’est justement cette idée de progrès continu qui est l’utopie. C’est cette dynamique entre l’aspiration et les blocages qui fait évoluer Auroville. Il est évident pour tous les habitants que d’énormes progrès restent à faire sur tous les aspects du projet. Mais ils ont foi en cette expérience qui se développe au même rythme que la conscience de ses habitants.

Il me semble évident qu’Auroville possède un trésor pour qui, comme moi, aspire à une vie alternative. Ici se tient le résultat de 50 années d’ajustements, de problèmes, de compromis, d’interactions avec l’extérieur, d’interactions internes, de projets, de groupes de travail, d’assemblées, de méditation, de recherches, de créativité, fournis par des milliers de personnes en quête d’une transition. Ce trésor d’enseignements me semble être précieux pour le monde s’il est interrogé et compris. Tout recommencer en pensant simplement que parce que c’est nous, ça va mieux marcher me semble être un caprice puéril et égocentrique, qui m’a bien longtemps chatouillé, du temps où je me contentais de rêver.

Dans un cadre où les règles ne sont pas fixées, l’agilité, la maturité, l’humilité, l’écoute, la patience, la persévérance de chacun est nécessaire pour faire avancer le collectif. C’est donc un système où les gens qui veulent participer à la réflexion et à la prise de décision sont constamment confrontés à des freins considérables qui peuvent s’étaler dans le temps. L’envie et la persévérance de nombreux Auroviliens finissent donc pas s’épuiser et une minorité d’entre eux participent aujourd’hui à la prise de décision. De toute évidence, l’idéal d’unité humaine n’est pas toujours présent et les compromis sont parfois difficiles à tolérer. Les egos ressortent malgré tout. Et l’avancée du projet est freinée.

Il y a 50 ans, Auroville était un désert. Les gens savaient donc qu’Auroville était synonyme d’un travail, à l’intérieur et à l’extérieur ; c’est le Karma Yoga de Sri Aurobindo. Aujourd’hui, Auroville est une magnifique forêt avec des constructions luxueuses et un grand confort de vie. Ce qui demande un effort supplémentaire aux habitants pour rester humbles et être au service du collectif.

Plus Auroville se diversifie, plus elle attire également, des gens qui viennent pour d’autres raisons que celles du projet initial. L’idéal visé semble se diluer avec le temps. Mais cet élargissement fait-il partie de l’expérience d’unité humaine ? Finalement, Auroville est un être vivant, en mouvement, dans une direction sans cesse réajustée.

Je peux vous faire une petite liste non exhaustive des problèmes pour vous donner une idée, sans rentrer dans les détails : problèmes politiques avec l’Inde, problèmes économiques, problèmes sociaux avec la population locale, problème d’organisation interne et de gouvernance, achat d’une partie des terres d’Auroville bloqué, problème d’autonomie alimentaire, problème de limitation de croissance démographique et de logements, problème d’orientation du projet commun, nombreux désaccords internes sur tous les sujets précédents.

En réalité, derrière chacun de ces problèmes se cache une situation incroyablement avancée. C’est la dualité. À la fois, Auroville est soutenue par l’État indien et à la fois, elle y est asservie. À la fois, Auroville accueille des fermes magnifiques et à la fois, ces fermes ne produisent qu’une petite minorité de ce qui est consommé ici. À la fois, Auroville arrive à fonctionner avec un système non hiérarchisé avec 3 000 individus, à la fois toutes les prises de décision sont un calvaire d’organisation et de lenteur. Donc je ne critique pas Auroville. Les problèmes qu’elle rencontre ne sont que la suite logique des mouvements grandioses de vie que ce projet a initiés. Rien n’est acquis. Auroville n’est pas une maison de retraite, mais un endroit de travail. Le jour où les habitants n’auront plus l’énergie de faire avancer le projet, ce sera la fin d’Auroville.

Encore faut-il vouloir faire avancer le projet dans le même sens pour qu’il y ait mouvement. Je vous donne un exemple que je trouve caractéristique de la complexité du lieu : initialement, la Mère, à la création d’Auroville, a créé un plan de développement : le master plan. Il planifiait en premier la reforestation de ce plateau désertique pour, dans un deuxième temps, construire une ville verte. Aujourd’hui, les gens pour qui les valeurs écologiques sont dominantes par rapport à l’aspiration du rêve initial d’Auroville ne veulent pas couper les arbres pour construire une ville. Ils sont sincères dans leur démarche. De même, les Aurovilliens venus pour construire une nouvelle ville comme le précisait le master plan sont complètement sincères dans leur démarche.

Il est difficile de trouver une réponse à ce problème comme à beaucoup d’autres. Et l’absence de pouvoir exécutif fait que ces frictions paralysent l’évolution d’Auroville. Ce qui finalement laisse des possibilités sur le terrain pour prendre des initiatives « temporaires ». Beaucoup d’Aurovilliens se concentrent sur le terrain et consacrent toute leur énergie à la création concrète en se souciant le moins possible des lourdeurs de la gouvernance. Ces gens de terrain contribuent à créer un tissu vivant diversifié qui est aussi Auroville. Les forces poussent dans des directions différentes, ce qui rend ce projet unique dans sa complexité. Et en même temps, une grande beauté, une ivresse de créativité et de développement règnent dans ce lieu.

Plan initial d'Auroville - galaxie
Plan initial d’Auroville en forme de galaxie

.Je me sens aujourd’hui plein de gratitude de pouvoir entrer dans les méandres de l’histoire de cette expérimentation pour comprendre les enjeux d’une quête à ce point holistique. En passant de l’éducation à l’alimentation, de la spiritualité à l’économie, tous les aspects de la vie sont questionnés. C’est un défi très diversifié où le moindre point pourrait faire l’objet d’une vie de recherche. D’où la nécessité d’un collectif impliqué dans la réalisation d’un tel projet. L’individu seul n’est pas à la hauteur.

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Et paf!
moto - blessure
Ça dérape, ça rattrape

ça crisse, ça glisse

ça sonne, ça résonne

mon destrier à roue

ayant pris visiblement une trop grande gorgée de pétrole

rebondi contre ce mur en béton

qui ne bougea pas

Mon pied,

se dévouant sans réfléchir

essayait de retrouver un équilibre vertical

en s’agitant à tong déployée

les yeux se tournent

Spontanément et sans couper le contact

je relance ma machine, l’air de rien, honteux

comme pour répondre : tout baigne !

Choqué, je prends la route,

J’arrive chez mon ami

et jette un regard naïf en direction de mon pied engourdi

Aperçois une flaque de sang dans ma tong

d’une belle couleur rouge flamboyant

Je m’arrête.

Ce rouleau compresseur me passe dessus

Arf, je ne peux même plus bouger

J’attends mon ami, avachi sur mon deux roues

sans même trouver la force de mettre la béquille.

Le constat est sans appel.

Il y a bien un trou dans ce pied.

La technique de l’autruche n’aura donc pas marché.

Une trentaine de pansements, sept points de suture, une infection par une bactérie rare et deux traitements antibiotiques plus tard. Me revoilà.

Rien n’arrive par hasard n’est-ce pas ? Bon et bien, j’ai eu le temps de cogiter et de croiser le fer avec mes démons avant de me lancer pleinement dans mon aventure.

Un mois de convalescence. Ce fut une période de solitude, pas très confortable, mais assez dense malgré tout. Ce n’est jamais du temps perdu pour un rêveur comme moi !

Je vous partage ce qui a occupé une de mes journées de convalescence. J’ai écrit un texte que j’ai posé sur une musique. C’est une métaphore, une image, une proposition pour répondre à la question : qu’est-ce que la conscience ? Eh oui, il faut bien s’amuser !

J’ai même fait une illustration animée, voici le lien vidéo et le lien audio.

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Je retrouve la forme progressivement, et je façonne mon emploi du temps petit à petit, en prenant soin de ne pas prendre des engagements trop vite. Comme avec vous, j’essaie d’être transparent. Quel soulagement de s’autoriser à aller à son rythme, de n’avoir rien à cacher sur ses motivations et de faire ce qu’on dit. Évidemment, ici, il y a des milliers de projets auxquels je pourrais participer. Mais je suis heureux d’agir complètement en accord avec mon ressenti ; tout ce que je fais de ma journée, c’est pour moi. J’arrive à dire non. Ce qui fait que je garde du temps pour buller. J’adore ça, je ne m’en prive pas ! Même si je passe une bonne partie de la journée à donner de mon temps pour les autres, je le fais pour moi. Quelle densité de pouvoir se demander : Attends, stop, de quoi j’ai envie ? Qu’est-ce qui fait sens pour moi de faire maintenant ? Dans quelle direction je veux aller ?

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Le matin ? C’est trop bien !!

Je me réveille avec le soleil, vers 6 h. Ma chambre est immergée dans la nature, mes « murs » sont en moustiquaire. J’entends toute la journée et toute la nuit les animaux qui s’expriment autour de mon studio. Dedans c’est tout confort en plus, j’en demandais pas tant !

Theo - maison
La vache devant ma maison, vous pouvez voir la vue verdoyante dans le reflet. Ainsi qu’un selfiception si vous avez de bons yeux.

 

Je vais bosser à la ferme la première partie de la matinée sous la pluie bien souvent. C’est la fameuse mousson en ce moment. On patauge dans la gadoue. J’aime !

Après avoir expérimenté une première ferme, j’ai la chance de travailler à Solitude Farm. La ferme de Krishna, un des pionniers de la permaculture. C’est autant une ferme qu’une jungle ! Wouaou, trop inspirant. Je vous en reparlerai la prochaine fois.

Je suis encore très très très très loin d’être un expert, mais j’ai assez de recul pour voir que c’est un travail de titan. Et que ça va être un vrai problème dans le futur. On est habitué, grâce au pétrole, à une telle abondance sans aucun effort. Il va falloir réapprendre à consommer et surtout apprendre à cultiver, collectivement, mais aussi individuellement.

J’ai cette phrase en tête qui vient de je ne sais plus où et que je déforme sûrement :

Les millions de petits agriculteurs de demain sont déjà nés, mais ils ne le savent pas encore.

Le travail est juste démesuré par rapport au prix que coûtent les aliments. Je crois qu’on a oublié la valeur de ce travail et largement survalorisé le travail intellectuel. Je suis comblé de me confronter à cette réalité. J’apprends. J’ajuste mes rêves. Et je prends le pari : dans quelques années (*si on a de la chance et qu’on arrive à encaisser les effondrements de demain), on les fera tous ces heures quotidiennes dans les potagers. Alors, autant s’y mettre maintenant pour être efficace et apprendre à marier au mieux l’homme et la nature. Dans les jardins, les bouquins ne nous sauveront pas, Wikipédia non plus. Seulement la pratique. Je me sens tout petit par rapport à l’ampleur de ce challenge : se nourrir. Quelle intelligence, humilité, persévérance cela vient demander à l’homme. Comment a-t-on pu nous apprendre tant de choses sans nous apprendre à faire un potager ? Quelle folie ! Pourtant je crois bien que manger le fruit de son travail, c’est l’une des choses les plus sensées que j’ai jamais faite dans ma vie. Miam !

À 10 h, j’ai rendez-vous à l’école. À Oli School. Une magnifique école bâtie par l’architecte d’Auroville, où gambade une petite centaine d’enfants entre 2 et 6 ans. L’éducation suit les principes de l’école Montessori. Ils sont très mignons ! Pour la plupart… Quelques petits monstres jeteurs de sable ou croqueurs de mollet se cachent dans la foule, mais je les aime quand même. Ça fait plus d’un mois que j’y suis, je prends mes marques. Je prépare le snack en arrivant. Puis c’est la cacophonie générale : la récréation. Ensuite, je fais mon cours de musique d’environ 30 minutes, on rigole bien. On enchaîne sur un peu d’art plastique. Puis je mange avec des profs qui sont super, c’est un vrai choc culturel. On va se mettre dans une petite salle calme, on s’assoit par terre et on mange avec les mains.

enfants - refectoire
Une armée de schtroumpf dans le réfectoire

Les enfants sont des petits humains, on a tendance à l’oublier. Ils ont déjà tout leur caractère. C’est comme si toutes les briques de notre forteresse personnelle étaient déjà posées à 4 ans. Les rôles sont déjà distribués : le rêveur, le bagarreur, le beau gosse, le ronchon, le timide… J’ai l’impression qu’ensuite on ne fait que reproduire les mêmes comportements en s’adaptant comme on peut à notre environnement, tout en essayant de changer le moins possible pour se rassurer, pour se dire qu’on a bien raison d’avoir toujours fait comme ça.

Auroville - enfantIls m’aiment bien, je crois que je leur fais du bien. Et c’est réciproque. Les yeux dans les yeux, tout s’arrête. Ils n’ont pas peur. Pas peur de dire de tout leur être ce qui les traverse. Tant pis s’il faut crier, mordre ou câliner. Ils m’obligent à redevenir un enfant moi-même pour avoir le privilège de rentrer dans leur cour de récré. Je me sens un des leurs. Je suis heureux de parler le gloubiboulga pour résoudre les vrais problèmes de la vie : une feuille qui tombe encore et encore, un jeu d’équilibre, un sourire, un chagrin parce que maman nous a abandonnés à l’école ou encore, un mille-pattes qui passe par là.

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Presque 10 pages déjà…

Sans les photos…

J’ai pourtant fait un sacré élagage. Je ne suis pas rentré dans le détail de ce que je fais pourtant. Ça aurait pu être bien plus long ! Hihi

J’ai envie de vous parler de la ferme, de la spiritualité ici, de l’école, des infinies possibilités d’activités que ce lieu propose, de la nourriture, de gens que je rencontre, de la musique. J’ai l’impression d’avoir tout juste commencé, mais j’y ai passé d’innombrables heures ! La suite au prochain numéro donc.

Je tiens à préciser que cette lettre est personnelle, mais pas privée. Elle peut être diffusée librement. Si tu l’as lu et que tu veux recevoir la suite, envoie-moi ton adresse mail si c’est pas déjà fait, à l’adresse : theo.mallet94@ gmail.com

Je suis heureux d’avoir partagé toutes ces lignes avec toi.

Toi qui es tout proche de moi et qui attends ma réponse.

Toi que je ne connais pas ou peu.

Toi qui es intéressé par mon chemin ici.

Toi qui me soutiens.

Toi, simple curieux qui se demande ce que devient ce bon vieux Théo.

Toi qui n’as rien demandé, mais qui as reçu cette lettre.

N’hésite pas à communiquer avec moi, à me questionner sur ce que je fais ou ce que je raconte. Je suis ouvert à toute interaction même si je suis pas très réactif niveau délai. Et aussi donne-moi de tes nouvelles, ça me fera plaisir !

Enfant - monstre

Merci à toi.

Hug

 

Ton ami,

Théo

Une réflexion sur « Un ours dans la ville de l’Aurore »

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